Le parking, puis le couloir, puis l’ascenseur, puis le toit. Justine tremble de froid malgré vingt-neuf degrés Celsius.

Le petit paquet coincé entre ses petits doigts osseux, elle déborde de nerfs. Justine coince la porte avec un morceau de béton, tire le fauteuil contre le rebord du toit. Le fauteuil la prend dans ses bras et l'un de ses ressorts pointe cruellement dans la chair de sa fesse gauche. Elle sort la petite trousse rouge marquée d’une croix blanche. Dans la valise à vices, un petit diable rouge en décalcomanie, un vernis à ongles noir, une photo de Jean Dujardin, l’acteur le plus charmant du monde, et un étui à lunettes avec le matériel. C’est l’heure du bricolage.
Justine fixe le sommet du pic à glace. Elle se cramponne à la surface de sa peau blanche, pointillée ici ou là de quelques taches de rousseur et d’un grain de beauté, dernier survivant d’une époque plus faste. Justine a dit oui à un sexe fort ce matin, mais pas pour elle, juste pour sa dose. Elle récidive l’épreuve qu’elle ne cesse de vouloir congédier. Mais après tout, Justine s’en fout, ce n’est qu’une carcasse et sept minutes d’oubli. Justine n’a pas mal à l’âme, seul son corps crie : Envoie ! Enfile ! Amène ! Donne !

La reine est là, elle lui fait face, fondante et bouillonnante dans la petite cuillère tordue et rouillée. Un coup de mistral lui déplace sa frange et Justine ne voit plus que le métal, le plastique et la chair.
Justine n’a personne autour d’elle, même plus personne à qui dire « je t’emmerde ». Squelette saillant, muscles défaillants, les yeux dehors, le bras levé, le poing serré, Justine cherche le canal, le tube, la voie. Les hématomes la regardent et la supplient
de les éviter, cette fois.
Le bras trop mince se pince : Pique, pique et colle et grammes.

Vivement les doigts dans la prise. Justine se fixe, s’accroche, se rêve. L’air lui vient dans les boyaux. Justine regarde la nuit et se dit « oui » et puis « non » et puis plus rien. Son corps lève le camp.

Les choses ralentissent, les bruits ramollissent, les sirènes de la ville resplendissent au creux d’elle-même. Le chaos est ailleurs. Les cars de flics brûlent, les filles crient dans les sous-sols, les mères pleurnichent derrière leurs paraboles, les pères giflent mollement des fils prétentieux. Justine est au centre, au fond et au-dessus. Les larmes s’enfoncent dans ses joues concaves. Le trou noir a rendez-vous avec l’étoile filante.

Un gamin la siffle à l’autre bout du toit; le conseil des paumés tient une session dans le repaire. Justine les connaît tous. Tous ont déjà possédé une partie du corps de Justine, sauf celle de l’amour. Collée contre son mur, les pieds dans le vide, surplombant vingt-neuf étages, Justine ne voit pas Jonathan avancer contre son visage.
La valse des sens fait tanguer les jambes de Justine tandis que Jonathan lui touche généreusement les cuisses. Justine est longue, sa jupe est courte. Jonathan a beau avoir cinq ans de moins qu’elle, il sait très bien ce qu’il aime lui faire.
Justine, lointaine et distante, déverse ses doigts dans les cheveux de Jonathan. Elle aimerait qu’il lui dise qu’elle est belle, qu’elle vole au dessus, qu’elle va partir.
Justine, elle aime son papa même s’il n’est jamais là. Justine déteste sa mère. Elle lui a souvent dit « viens, maman, viens… ». Mais sa mère dort les yeux ouverts et l’ignore candidement.

Là-bas, Justine trouve un grenier avec des malles de trésor, des bijoux fluorescents, une galette des reines avec une fève en santon et une tiare de strass. Justine compte les moutons noirs au dessus du portail du château, son papa a les bras ouverts. Sa mère est là aussi, elle a un couffin dans les bras et sourit comme jamais Justine ne l’a vue sourire. Justine avance mais le décor recule. Justine court et l’instantané s’estompe.

Ici, Jonathan hèle les autres, le clan aura sa part. Justine retire machinalement le garrot. La salive autour de ses lèvres bleues mousse et Jonathan lui presse maladroitement le sein. « T’es bonne ! T'es chaude ! »

À vrai dire, Justine aurait voulu être une princesse, une fille modèle, un morceau de rêve, une gravure de magazine, mais elle n’est qu’un malheureux accident et elle en est parfaitement consciente.
Les petits hommes s’affairent, ils rient. Justine rit aussi à l’intérieur, elle voit des rayons d’électricité, des souris blanches, des robes en velours, des chaussures rouges. Alex, le plus grand, le plus vieux, propose le bon plan, fait l’intéressant : « Yo, on lui fait une speedball ? Elle va monter haut ! »

Justine entend toujours les sirènes, elle vogue la galère, les marins vomissent. Justine soulève sa paupière, trouve une étoile, prie pour qu’elle l’emmène loin. Les côtes claquent, les voiles se lèvent, Justine sent l’iode, l’urine, l’embrun, la vague…

Et des plus profonds limbes où sommeillent encore les harpies, oui; des plus éloignées bronchioles de ses éponges pulmonaires s’écoule le souffle criard et suppliant de
l’air… Mais Justine est sourde, elle ne ressent déjà plus son équerre vertébrale qui, gorgée de cette succulente moelle, diffuse en son corps les fondations du mal.
L’oxygène circule avidement, heurte les veines, blesse un ventricule, trouve une
alvéole et une bulle explose juste au centre. Justine soupire.


Soupir.
Nouvelle : Justine
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